Juliette Rufin est étudiante en psychologie à l’université Paris Descartes. Je l’ai rencontrée dans le cadre de sa recherche portant sur « Mécanismes de somatisation et Stress ».
Son travail approfondi détaille pour le stress ses composantes physiologique, cognitive, émotionnelle, psychique.
Elle définit la somatisation :
– d’après Pierre Marty comme un processus de décharge qui emprunte différentes voies : mentale, comportementale et somatique.
– d’après Babeau et Pongy, c’est le traumatisme qui entraîne différentes répression : celle des représentations, des affects et des comportements. L’ensemble s’accompagne d’une lacune du préconscient et d’un déficit de mentalisation.
Elle rassemble ces connaissances théoriques pour proposer des hypothèses dans une approche psychosomatique intégrative :
Lors d’un stress, l’obstruction des deux premières voies provoquerait une décharge des excitations dans la voie somatique. La répression a des conséquences somatiques. Lorsque le mécanisme d’élaboration mentale fait défaut le devenir de ces excitations est la somatisation. En fonction de la sévérité des troubles somatiques, les mécanismes de régulation du Moi et l’homéostasie psychique différent. Lorsque les affections somatiques sont mineures, ponctuelles ou résolutives, alors cela signifie que le Moi est capable de mettre en place des mécanismes d’urgence. Pour des troubles somatiques plus graves, chroniques ou létaux, ces symptômes physiques correspondent au choix du moindre mal, c’est-à-dire ont pour but d’éviter la dissolution de l’appareil psychique.
Elle résume notre entretien :
La peau est en tout premier lieu un organe biologique. Mais elle se différencie des autres organes puisqu’elle est visible : lorsqu’une personne a une maladie de la peau, ça se voit. D’autre part, la peau interagit avec la vie psychique. Elle a des fonctions essentielles qui vont avoir un effet au niveau imaginaire. Premièrement, la peau, parce qu’elle se trouve à la surface du corps, va être porteuse de marques qui sont apparentes et va véhiculer l’image du corps qui sera visible par les autres.
Deuxièmement, c’est l’organe qui nous permet de rentrer en contact avec les autres et de réceptionner le leur : les soins maternels, les caresses, les contacts quotidiens ou les relations intimes passent par la peau.
Enfin, la peau est une enveloppe qui marque la limite du corps. Puisqu’elle intervient dans la relation à l’autre, elle va avoir des effets psychiques. En effet, comme elle contient le corps, c’est elle qui va permettre la différenciation entre le Soi et le Non-soi.
De plus, elle exprime des choses qui viennent de la vie interne du sujet sans qu’il le souhaite et qui vont être perçue par les autres. Par exemple, lorsqu’un individu ressent une émotion, il va y avoir des réactions endocriniennes qui vont le faire rougir ou transpirer sans qu’il le contrôle. Il y a donc quelque chose d’involontaire dans les réactions cutanées, quelque chose d’inconscient. La peau est donc un organe qui « va exprimer quelque chose de l’individu, quelque part malgré lui » en le faisant remonter à la surface. Parfois même, elle signale des mouvements inconscients qui sont en cours mais dont le sujet n’a pas connaissances, par exemple une relation qui se passe mal ou une situation pathogène.
Mais comment interagit-elle avec la vie psychique ?
D’une part, la peau réceptionne des stimulations de l’environnement extérieur, qui sont ensuite traitées et utilisées par l’appareil psychique. D’autre part, elle va permettre soit de ré-exprimer quelque chose qui vient d’un environnement pathogène (ex : allergie) soit un mal être intérieur. Comme le dit Joël Pacoret « La peau exprime le ressenti psychique ».
Cette notion est intéressante puisqu’elle permet de comprendre qu’il y a une problématique psychique derrière les problèmes de peau. Des mouvements inconscients vont être exprimés par le corps, mais de façon beaucoup plus archaïque que les rêves ou les actes manqués, qui sont des processus secondarisés.
Joël Pacoret précise que « ça passerait dans le soma quand ce n’est vraiment pas dicible, quand c’est vraiment trop violent ». Lorsque le psychisme n’est pas capable de mettre en image comme dans le rêve, ou en acte comme dans l’acte manqué alors ça se retourne contre le corps. Les somatisations sont donc « un « signal » du corps qui indique quelque chose », quelque chose qui n’est pas pensable, quelque chose d’inconscient.
On peut dès lors se demander « Pourquoi un organe plutôt qu’un autre ? ». Freud parlait de la complaisance somatique, c’est-à-dire du fait que les manifestations somatiques hystériques viennent sur un organe plus vulnérable. La charge affective va donc sur un organe vulnérable. Et cette vulnérabilité est déterminée génétiquement : c’est le patrimoine génétique du sujet qui va faire qu’il aura une maladie du foie ou plutôt des problèmes de peau. De même, le fait que la peau développe un eczéma plutôt qu’un psoriasis dépend de données génétiques. Donc dans une situation de stress, tout le monde n’a pas les mêmes symptômes physiques, puisque ça passe dans un organe qui s’y prête, c’est-à-dire un organe vulnérable.
Pour comprendre les atteintes cutanées à un niveau psychique, il y a à la fois un corpus théorique transversal, c’est-à-dire commun à toutes les somatisations et des concepts spécifiques à la peau, comme le Moi-peau. Dans la psychosomatique générale, le concept de pulsion est essentiel pour comprendre le mécanisme de somatisation. Lorsqu’une pulsion n’est pas élaborable, c’est-à-dire qu’elle ne peut être liée à une représentation de mot, alors elle alimente le processus de vulnérabilité somatique et se décharge dans le corps. « La charge pulsionnelle, affective, émotionnelle […] est tellement impensable, que c’est dans l’organe ». C’est un peu comme si, les maux du corps étaient une façon détournée pour l’individu de mettre en mots.
De plus, si au lieu de parler de charge affective, on parlait de stress, on pourrait considérer que « le stress s’il est trop intense, s’il n’est pas élaborable, qu’il ne peut pas être pris en charge par des mots, des images, des actes manqués, par différents mécanismes de défense, notamment l’élaboration, alors il va venir sur un organe qui s’y prête ».
D’autre part, le concept de pensée opératoire concorde avec l’idée que la personne n’arrive pas à élaborer et à mettre en mot. C’est d’ailleurs la visée d’un travail thérapeutique que de réélaborer, de permettre un redéploiement imaginaire et une refantasmatisation. Toutefois, on ne peut pas non plus considérer que tous les somatisants ont une pensée opératoire. Premièrement, c’est un mode de pensée renforcée par notre mode de vie actuel. Deuxièmement, le fonctionnement opératoire peut se retrouver chez n’importe qui, patient ou non, somatisant ou non. Enfin, il est nécessaire de nuancer la définition du fonctionnement opératoire : on peut retrouver certains aspects d’une pensée opératoire chez des patients avec des problèmes somatiques, sans qu’ils en possèdent tous les attributs.
De plus, il serait intéressant de considérer qu’il y aurait deux organisations extrêmes le long d’un continuum : d’un côté la pensée opératoire, dans sa forme la plus poussée, grâce à laquelle le sujet se serait construit des barrières pour ne plus se laisser atteindre, et de l’autre, l’hypersensibilité, où l’individu se laisse toucher par tout et ne se protège pas suffisamment.
Mais au delà de ces considérations générales de la pensée psychosomatique, il existe un concept décrit par Anzieu qui permet de penser les dysfonctionnements de la peau, en lien avec la vie psychique : le Moi-peau. C’est une conception qui permet de décoder, de penser, d’articuler et d’analyser les problèmes de peau. En effet, le Moi-peau se construit par étayage sur les fonctions biologiques de la peau et correspond à ces fonctions sur le plan psychique. Il a une fonction de maintenance du psychisme, de contenance, de pare-excitation, d’individuation du soi, d’inter-sensorialité, de soutien de l’excitation sexuelle, de recharge libidinale et d’inscription des traces. Mais lorsque une ou plusieurs de ces fonctions sont altérées, cela accompagne généralement des problèmes de peau. « Une altération du Moi-peau, un dysfonctionnement du Moi-peau, peut révéler, peut aggraver, peut favoriser, peut faire se déclencher, une vulnérabilité biologique (au niveau de la peau) ». Il y a donc une corrélation entre les deux : « lorsque la peau ne va pas, le Moi-peau ne va pas ».
Le but du travail thérapeutique est de rendre le Moi-peau plus harmonieux, pour que son fonctionnement s’améliore et que la peau s’améliore. Ainsi, en comprenant les fonctions psychiques de l’enveloppe biologique qu’est la peau, le thérapeute peut avoir une écoute spécifique et ciblée des patients avec des problèmes de peau. Les maladies sont donc des manifestations inconscientes qui ont une signification symbolique. Elles sont parfois même tellement symboliques, qu’elles ne sont pas pensables.
Joël Pacoret m’a donné l’exemple d’une jeune femme de 35 ans, en grand conflit intérieur avec sa mère et qui avait un eczéma en gant, ce qui donnait à ses mains et ses avant-bras l’aspect de pinces de homards. Au niveau symbolique, ces pinces représentaient le moyen d’écrabouiller sa mère. On comprend donc que ce n’était pas pensable pour cette femme et qu’il valait mieux que son agressivité inconsciente soit exprimée dans son corps que par des actes.
Un autre exemple, est celui d’un jeune garçon, venu consulter avec sa mère qui avait du psoriasis sur les pieds. Sa mère a précisé au cours de l’entretien qu’il avait du psoriasis « sauf quand il partait en colonie de vacances ». De nouveau, le message inconscient de cette réaction de la peau était explicite, c’était une façon pour ce garçon de dire « Je suis mieux quand je ne suis pas avec vous, vous me cassez les pieds ».
Enfin, on pourrait supposer que ces affections de la peau étaient sous tendues par une activité répressive : dans le premier cas, la jeune femme réprimerait ses représentations agressives dirigées contre sa mère et dans le deuxième, le jeune réprimerait l’expression de ses émotions à l’égard de ses parents.
Les conceptions théoriques et l’expérience clinique de Joël Pacoret vont donc dans le sens de certaines des hypothèses. Il confirme indirectement l’idée qu’un stress pourrait obstruer la voie de l’élaboration mentale et donc engendrer un surinvestissement de la voie somatique. De plus, ses exemples cliniques confirment l’idée que le mécanisme de répression peut être à l’origine de somatisation. Toutefois, cela reste à un niveau général, on ne sait pas si dans une situation de stress, une activité répressive peut intensifier les manifestations somatiques. D’autre part, il va dans le sens de l’hypothèse 3, c’est-à-dire que des patients avec des affections somatiques fonctionneraient sur un mode opératoire. Mais cela ne concerne qu’une partie des patients, on ne peut pas généraliser la pensée opératoire comme facteur déterminant des somatisations, notamment lors d’un stress ponctuel ou prolongé.